JUSTE UN HOMME AVEC UN FUSIL

26 mar. 2024
JUSTE UN HOMME AVEC UN FUSIL

© Godefroy Gordet
Article en Français
Auteur: Sarah Braun

Mercredi 13 mars, aux alentours de 17h30, j’ai rendez-vous avec Godefroy Gordet et Romain Ravenel. Les deux artistes sont dans les starting-blocks : la première de Juste un homme avec un fusil – leur nouveau projet – est dans pile deux semaines. L’occasion de revenir sur la genèse de cette pièce. Entretien à bâtons rompus…

 

La première est dans moins de deux semaines. Comment vous sentez-vous ?

GG : Fatigué ! Ça a été une création à long, très long terme. En règle générale, tu montes une pièce en deux mois : tu t’investis à fond dans ce projet, sur des horaires, disons, classiques – métro-boulot-dodo. En ce qui nous concerne, ces deux mois se sont étirés sur deux ans, et franchement, c’est très, très long. On a vécu des péripéties, des rebondissements, chacun a eu son lot de problèmes intimes, ce qui a donné un truc humainement très particulier. En tant que metteur en scène, ça a été extrêmement dur à gérer, parce qu’il y a 80% du taf qui est du psychologique, des RH. Malgré ça, il fallait quand même tenir, le cap, créativement parlant, je veux dire, et rassurer toute l’équipe. Notre chance tient du fait que toute cette talentueuse équipe s’est liée de passion autour du projet. Sincèrement, je pense que c’est vraiment ce qui nous a permis de tenir. Et qui nous permettra de tenir encore, car j’espère bien que l’histoire de cette pièce continuera à s’écrire sur plusieurs années !

 

Comment est née Juste un homme avec un fusil ?

GG : En fait, ça a commencé en 2019, avec TalentLAB, une plateforme de metteurs en scène émergents à Luxembourg, pour laquelle j’avais été sélectionné. C’est un super tremplin ; de nombreux metteurs en scène reconnus comme Christine Muler, Aude-Laurence Biver, Laure Roldan ou Larisa Faber sont passés par là. Et double avantage, il provoque de belles amitiés. J’y ai emmené avec moi Romain Ravenel, Cyril Chagot et Marit Thelen, une comédienne franco-allemande qui vit à Berlin. Je leur avais proposé de travailler sur base d’un texte que j’avais écrit en résidence à Mariemont, au Centre des Écritures Dramatiques Wallonie-Bruxelles, que j’ai finalement complètement remodelé : on est alors parti sur un trio sur scène. Romain jouait un comédien qui, d’un coup, s’évanouissait sur scène : le public avait alors accès à son for intérieur, ses pensées, ses états d’âme. Pour Juste un homme avec un Fusil, je n’ai gardé que ce personnage-là, et j’en ai fait un premier degré total. Ce mec que tu croises tous les jours, un mec normal, qui vend des télés à la FNAC, et qui, tout à coup, pète un câble…

 

L’image du vendeur de télé face à un mur d’écran : j’y vois une référence très américaine…

Oui, je pense que la façon dont on vend les télévisions relève de l’archétype américain, très grandiloquent, très US… Après, on a grandi dans les années 90’, on est clairement des enfants de la télé, on est la génération pionnière de l’internet, quand une page mettait 30 minutes à s’afficher. Je fais partie de cette génération qui a été élevée par la télé ; toutes mes influences, toutes mes passions, à la base, viennent de là. À l’époque, ce n’était pas grave de mettre les gosses devant la télé en rentrant de l’école ; après il n’y avait pas toute cette technologie, non plus. C’était quand même différent.

 

C’était la première fois que vous collaboriez ensemble ?

RR : Oui, au sens théâtral du terme, et, à ce moment, je découvre son univers par la même occasion. On avait eu d’autres projets, mais il ne m’avait jamais dirigé sur scène. Dans la foulée, je découvre ce personnage, qui n’a pas de nom, pas d’identité. On est à mille lieues du théâtre classique, qui est plutôt mon domaine. C’est très délicat un personnage comme ça qui n’a pas de nom, car tu ne peux pas le mettre à distance, te créer un avatar. Là, d’une certaine façon, je ne fais plus qu’un avec ce personnage. Mais, au moment où je le découvre, en 2019, il est sur scène avec deux autres personnages, c’est encore différent. Et puis arrive la pandémie, le temps passe, et là, Godefroy revient et me dit : « ça sera juste toi sur scène ». Et il s’est encore écoulé des mois avant que le projet ne devienne concret ; c’est une création totalement fragmentée par les années qui se sont écoulées, en totale adéquation, aussi, avec nos évolutions intimes, personnelles, professionnelles. Le personnage a beaucoup évolué du fait de cette conjoncture particulière.

GG : On parle beaucoup de 2019, mais ce moment de latence imposé par la pandémie a clairement eu des conséquences, de tout ordre. On s’est vraiment remis sur le projet à partir du moment où on est rentré en production. Créer un spectacle, ce n’est pas qu’un texte, c’est toute cette production qu’il y a derrière, comme aller solliciter des gens pour avoir des temps de répétition. Et là, ce qu’on nous a proposé était encore fragmenté. J’ancre le début de la production en septembre 2021. Pour moi, c’est là que tout a commencé ; et puis on a eu un temps aussi cet été. La Kulturfabrik, à Esch-sur-Alzette, nous a beaucoup soutenus, on est super reconnaissants pour ça. En fait, on a collaboré avec six ou sept structures, entre le TRAM à Maizières-les-Metz, l’Espace Bernard-Marie Koltès à Metz, le LED à Thionville et Luxembourg avec la Kufa et le Escher Theater, à Esch-sur-Alzette.

RR : En deux ans, Godefroy a écrit six ou sept versions du texte. Il y a eu un vrai dialogue entre lui et moi avant d’en arriver à la version qui sera jouée le 27 et le 28 mars.

GG : À la base, le texte faisait une trentaine de pages, là on en est à 18, au fil des résidences, du travail que nous avons mené avec Romain, je l’ai complètement épuré, la mise en scène a encore apporté des trucs. On a vraiment bossé à deux : on a beaucoup échangé, questionné le sens du texte. Il y a eu une vraie réflexion autour des questions de la violence, du désespoir. De la poésie, aussi : est-ce que la poésie se fait dans la longueur ? Je ne suis pas sûr… On a étudié ce qui fonctionnait, ou pas.

© Godefroy Gordet

Romain, est-ce une chance que de travailler deux années durant sur un personnage ?

RR : Je suis terrifié, je suis comme une bête à qui l’on va donner sa cage ! J’aime bien cette métaphore, parce que c’est vraiment ça… cet animal qu’on ramènerait et qui n’aurait pas encore d’endroit pour vivre. Un drôle d’entre-deux entre deux états, deux situations. Et là, ça y est : on va, enfin, lui donner un endroit pour vivre, même s’il en a déjà eu quelques aperçus… Je vais enfin avoir ma cage et pouvoir aller au bout de ce que je dois faire, c’est-à-dire j’ai hâte d’être à la fois enfermé et libéré d’une certaine manière, parce qu’il y a de ça chez ce personnage, cette espèce de double dynamique. Dans la prochaine résidence, qui achèvera le travail avant la première au Escher Theater, on sera 100% dans la mise en scène : on va avoir une semaine avant la première, cette semaine sera déterminante, la dernière ligne droite.

GG : C’est drôle, Romain parle comme dans la pièce ; ça fait trois ou quatre fois que je me fais cette réflexion, il ne parle plus : il balance des répliques !

RR : C’est normal, aussi, parce que je suis vraiment à vif depuis quelque temps… Un mauvais chat dans un trop petit carton. Je suis comme possédé ! À un moment donné, un acteur doit accepter la relation qu’il entretient avec son personnage. Il y va à fond, il s’engage à fond. Il n’y a même plus de questions à se poser sur cet amour. Il y a quelque chose qui relève de l’ordre du pari, et c’est un merveilleux pari, en tant que comédien. Tu arrives à ce moment où quand tu te regardes dans le miroir dans le matin, tu ne te vois plus, mais tu vois le personnage, ses tics, ses expressions. Je suis très content de pouvoir vivre ça, mais ça peut être dangereux !

GG : c’est là que la mise en scène vient lui apporter ce cadre très strict – la cage dont il parlait tout à l’heure – qui fait qu’il ne peut plus se planter. Évidemment, il y a une marge de manœuvre, un filet de sécurité. Et puis, il y a la vidéoprotection. Deux scénographes ont travaillé sur la pièce : Éric Chapuis et Guillaume Walle. Ils ont bossé comme des dingues pour arriver à créer un univers mental. Romain est soumis à cette contrainte, il est obligé de s’y plier. La folie de son personnage est maintenue par un univers très cadré, très codifié. Il y a également quelques scènes où il se libère totalement. Pour Juste un homme avec un fusil je ne parlerais pas de décor, mais d’environnement : on n’est pas sur un comédien seul au milieu d’un décor. Il y a un échange, des entités qui se répondent. Romain est seul sur scène, mais ce n’est pas un monologue, à proprement parler… Stéphany Ortega, Sylvain Montagnon et Grégory Marongion ont fait un travail de dingue, musicalement parlant : ce qui ne devait être initialement être qu’une bande-son a finalement pris une place de premier ordre dans la pièce. Je ne t’en dis pas plus, tu le découvriras en live ! Enfin, rien de tout cela n’aurait été possible sans le soutien indéfectible de Juliette Cassez – une perle rare ! – qui a accompagné toute la partition en régie générale ; c’est juste essentiel d’avoir quelqu’un comme elle sur un spectacle.

 

Justement, comment as-tu construit ton équipe pour ce projet ?

GG : Il y a beaucoup d’affinités qui ont joué. Romain est un ami de longue date, on était ensemble au lycée. Guillaume Valle aussi, mais c’est différent, car lui n’est pas du milieu théâtral, à proprement parler, mais ce qu’il est capable de faire en vidéo est absolument dingue. Je suis allée le voir et je lui ai dit que j’aimerais bien qu’il collabore sur ce projet. J’aime l’idée de travailler avec des gens qui ont un regard neuf, qui peuvent apporter quelque chose de différent que ceux qui sont dans le sérail depuis toujours. Et c’est clairement ce qui s’est passé sur Juste un homme avec un fusil. C’est aussi un risque, clairement, et cela a engendré, parfois, quelques dysfonctionnements, mais le jeu en valait vraiment la chandelle. 

 

Deux ans, c’est super long : est-ce qu’il y a un moment où tu t’es dit « stop, on arrête » ?

Absolument pas. Quand tu as la chance d’avoir la signature d’un théâtre, d’avoir une équipe, des gens qui croient en tes idées, tu fonces et tu ne te retournes pas. C’est tellement précieux. Et ça, je l’ai dit tout de suite à Romain. En gros s’il y a le moindre problème : c’est toi tout seul assis sur une chaise sur scène et le texte. Parce que le théâtre c’est d’abord ça : un texte, un metteur en scène et un comédien. Du coup, je suis encore plus reconnaissant d’avoir toute cette équipe autour de moi qui n’a pas compté ses heures ni la part de soi investie dans ce projet. 

RR : Godefroy m’a fait un cadeau en m’offrant ce rôle. Parce que c’est mon tout premier monologue, ma première fois seul en scène. Parce qu’aussi c’est une chance de sortir de mon répertoire habituel ; je suis connu pour être un acteur plus « classique ». Juste un homme avec un fusil est pour moi un immense challenge. C’est aussi une première en termes d’endurance, un marathon même !

© Godefroy Gordet

Est-ce que tu dirais qu’elle est la pièce de ta vie ?

RR : Peut-être pas, mais c’est une véritable chance en même temps que le défi de sortir de ma zone de confort. Non pas que je n’en avais pas été capable avant, mais je n’avais peut-être pas non plus la maturité ni l’âge pour le faire. Un comédien évolue au fil du temps : au début il veut être beaucoup aimé et désiré, il veut plaire, séduire, il se pavane. Et puis, avec les années, au fur et à mesure qu’il joue, qu’il cumule les projets, il gagne en confiance… il peut, enfin, aller vers des choses plus intimes. Et c’est un sacré dévoilement, au bout du compte. 

J’ai toujours estimé que le rôle d’un comédien était d’être au service du metteur en scène ; sans aller dans une relation de servitude, évidemment. Il faut avoir une grande forme de respect envers les personnes avec qui tu travailles. Ce qui m’intéresse, au final, c’est de travailler pour un texte, de servir ce texte. Travailler pour une douleur, pour une écriture.

 

C’est ce que tu as ressenti la première fois que tu as lu ce texte ?

RR : Oui, mais très vite, on est passé à autre chose. Le texte n’a été qu’une sorte de prétexte : on a commencé à jouer, et là les possibles se sont décuplés. Godefroy et moi avons commencé à affiner le texte, on a beaucoup échangé, sur tout et rien. Mais tout cela a nourri le personnage. On a eu de grands moments de réflexion sur sa nature profonde, son histoire, son identité. Quelle est sa vie ? Quelle est cette épreuve qui est en train de le traverser ? Qu’est-ce qui se passe, là maintenant ? Et que se passera-t-il ensuite ?

 

Et justement, que va-t-il lui arriver à ce personnage ? Est-ce qu’il va continuer à vivre ?

GG : Évidemment, on adorerait qu’il continue son chemin après les deux dates au Escher Theater ; c’est clairement ce qui nous anime. Mais c’est encore un autre métier, différent de celui du metteur en scène. C’est un travail de longue haleine.

Et puis, une pièce n’est jamais finie. Jusqu’aux trois coups qui sonnent le début de la représentation, tout peut changer, tout peut arriver. Mon climax sera la veille, ou juste quelques heures avant le début de la première : là, tout devient réel, palpable, c’est vraiment un truc fou à vivre. Je suis vraiment très heureux, et en même temps dans un état étrange, une espèce d’état second… Mais c’est un bonheur incroyable, tout ça !

 

Juste un homme avec un Fusil, Escher Theater, mercredi 27 mars & jeudi 28 mars 2024, à 20h

Texte et mise en scène : Godefroy Gordet 

Création musicale et composition : Stephany Ortega, Sylvain Montagnon 

Création numérique et scénographie : Guillaume Walle, Éric Chapuis 

Avec Romain Ravenel 

 

Producteur : Compagnie Le Barbanchu 

Coproducteurs : INECC – Mission Voix Lorraine ; Escher Theater ; Fundamental Monodrama Festival 

Partenaires : Kulturfabrik ; Rockhal ; TRAM de Maizières-les-Metz ; LED de Thionville ; Fondation Sommer

Soutiens : SACEM Luxembourg ; Cycl-one ; Espace Bernard Marie Koltès